XXXVIII

 

Guilford Law grimpa sur la crête secouée par les tirs d’artillerie.

Le bruit lui rappelait les dynamitages nécessités par la voie ferrée transalpine. Il n’y manquait que l’ébranlement des chutes de pierres. Contrairement à ce qui se passait lors du creusement des tunnels, cependant, le vacarme perdurait. Les explosions se succédaient avec une irrégularité démente, tels les battements d’un cœur affolé.

Le bois Belleau et les canons allemands.

« Ils savaient sans doute qu’on arrivait.

— Évidemment », acquiesça Tom Compton. Les deux hommes étaient blottis derrière un éboulement. « Ce qu’ils ne savent pas, c’est combien on est. » Il boutonna le col de son vieux manteau brun élimé. « Le démon est optimiste.

— Ils vont peut-être recevoir des renforts.

— Ça m’étonnerait. On a du monde dans toutes les gares et tous les aérodromes à l’est de Tilson.

— On a combien de temps ? »

Il haussa les épaules.

La réponse à cette question comptait-elle vraiment ? Non, bien sûr. La mécanique s’était mise en branle ; rien ne pourrait l’arrêter, ni la modifier.

Une faible clarté effleurait les sommets. De sa colline, Guilford dominait le chaos. La nuit enveloppait toujours la vallée, où des traînées de brouillard blanchissaient les rues. Un groupe d’Anciens, dont Erasmus, était parvenu à s’installer dans des retranchements à portée de feu des premiers bâtiments, au moins. L’aube ne pointait pas encore qu’il avait surpris le campement démoniaque en le pilonnant de ses mitrailleuses, obusiers et mortiers mêlés.

Mais l’ennemi, après s’être ressaisi, exerçait de cruelles représailles sur le flanc ouest des attaquants.

Guilford et deux cents autres Anciens se mirent à descendre la pente abrupte au nord de la cité. Les rochers et les maigres roseaux qui s’y accrochaient n’offraient malheureusement guère de protection. Seul avantage pour les assaillants, le terrain avait rendu difficile l’établissement de fortifications et la pose de barbelés.

Leur véritable objectif se trouvait désespérément éloigné : le dôme du puits, où la conscience avait emprisonné des milliers de démons semi-incarnés. Guilford se rappelait aussi cette guerre passée…

Parce que je suis là, lui souffla la sentinelle.

L’esprit était en lui, à présent. Si Guilford parvenait à l’emmener jusqu’au puits – si l’un quelconque des Anciens parvenait à y emmener son propre esprit –, peut-être les démons seraient-ils à nouveau enchaînés.

Mais à peine avait-il formulé cette pensée qu’un tireur embusqué ouvrit le feu depuis les arbres-mosquées rabougris accrochés à la pente. Un fusil automatique dont les balles déchirèrent les compagnons de l’ancien photographe…

Le déchirèrent, lui.

Il se sentit transpercé. Jeté dans la poussière par la vélocité des projectiles.

À quatre pattes, il gagna l’abri d’un maigre bosquet.

 

L’avant-garde, qui disposait d’un mortier, s’efforça de venir à bout du tireur. Guilford s’aperçut qu’il regardait fixement les blessures de Tom. L’épaule droite du broussard était creusée d’un grand V, tandis que sous sa côte inférieure gauche s’ouvrait un trou béant.

L’intérieur des plaies ne se composait pas de chair pantelante mais d’une vapeur grotesque aux contours lumineux ; tout le corps était configuré en une sorte de flamme pétrifiée.

Quand on perd un morceau, l’esprit commence à se voir, songea Guilford.

À contrecœur, il baissa les yeux sur son propre corps pour faire l’inventaire.

Il était grièvement blessé. Torse et ventre ouverts, vêtements brûlés. Son buste brillait telle quelque lanterne vénitienne démente. Il eût dû être mort. Peut-être l’était-il. Apparemment, il ne possédait ni sang, ni viscères, ni muscles, rien que cette chaude lumière palpitante.

Des nombres profonds, se surprit-il à penser. Étranges.

Bien qu’il ne saignât pas, son cœur battait follement dans sa poitrine en charpie. Ou n’était-ce encore qu’une illusion ? Peut-être était-il mort depuis vingt ans… il le lui avait semblé plus d’une fois. Inspirer, expirer, soulever un marteau, manier une clef ; fuir l’amour, l’amitié, durer…

Des balles s’enfoncèrent parmi les cailloux, à quelques centimètres seulement de son oreille.

Tu savais que ce jour arriverait. Il n’a été que trop repoussé.

« On est en train de se faire massacrer, murmura-t-il.

— Non, répondit Tom. Leur tireur se l’imagine sans doute, mais il a tort. Il faut être mortel pour se faire massacrer. » Il se retourna avec une grimace. « Les dieux qui nous habitent sont en train d’éclore.

— Ça fait mal.

— Je sais. »

 

Guilford se rappelait trop bien, trop vivement, cette longue matinée.

Il roula sur une haie de barbelés, se prit le pied dans une marcotte de racine-serpent, dégringola quelques mètres supplémentaires et atterrit le fusil au bout de son bras tendu. La pierre rugueuse lui meurtrit la joue. Il avait atteint la périphérie de la cité.

C’était moi. Le bois Belleau ; je me rappelle. Seigneur : le champ de blé rouge de coquelicots, les hommes qui tombaient de tous les côtés, les blessés qu’on laissait en arrière, en espérant que les infirmiers ne se fassent pas faucher, eux aussi, les cris, le rugissement de la fusillade, les gros rouleaux de fumée piquante… Et regardez-moi ça. Près de deux cents Anciens à peine humains le suivaient, dans leurs longs manteaux en peau de serpent, leurs treillis, leurs bonnets – casques dérisoires. Des trous de la taille de pommes s’ouvraient en eux là où ils avaient été touchés. Ils n’étaient pourtant pas immortels, après tout. Le réceptacle de leur corps ne supportait que jusqu’à un certain point la douleur et la magie. Leurs blessures pouvaient se révéler fatales ; plusieurs hommes gisaient sur la pente, aussi morts que ceux du bois Belleau.

Guilford, dépouillé d’une bonne partie de lui-même, boitillait entre des colonnes de pierre usée. Il se rappelait.

Toutes ces années, je lui ai servi de monture.

Mais nous ne sommes qu’un.

Mais nous sommes deux.

Les souvenirs jaillissaient de la cité des démons telle une vapeur surchauffée.

Autrefois, ces constructions à la pierre immaculée comme le marbre avaient abrité une race agressive, immensément puissante, destinée à servir d’instrument à la pénétration de la psivie dans le temps archivé. Ses membres vivaient en insectes, en bâtisseurs sans cervelle. Immergés à l’âge adulte dans le puits de la Création, ils en ressortaient divinités mortelles.

Car le puits ouvrait sur l’ontosphère des Archives. Il existait bien sûr des centaines de passages de ce genre. La psivie était aussi infatigable qu’ingénieuse.

Je les ai déjà vus. J’ai pris peur. Mon Dieu, de quoi peut bien avoir peur un être qui marche parmi les étoiles ?

Je me rappelle Caroline. Lily. Abby et Nicholas.

Le sang mêlé de pluie et de boue.

Le ciel bleu, sous un soleil mort depuis des millions d’années.

Je me rappelle trop de cieux.

Trop de mondes.

Il se rappelait, bien malgré lui, les milliers de Byzance de l’antique Galaxie.

Et il s’enfonçait dans des allées engorgées de pierres, traversait des places que n’atteignait pas même le soleil de midi. Les ombres se jetaient dans des océans d’obscurité.

Serais-je en train de mourir ?

Que signifiait la mort, dans un monde uniquement composé de chiffres ?

Tom le rejoignit, et ils avancèrent côte à côte sur plusieurs mètres.

« Attention, prévint le broussard. Ils sont tout près. »

Guilford ferma les yeux aux étoiles, les rouvrit aux vieilles pierres cubiques.

Cette odeur. Âcre. Comme celle d’un solvant. De quelque chose ayant tourné à un poison terrible. Lorsque la brume se leva, il distingua devant lui les corps luisants et les griffes effilées de l’ennemi.

« Ne te montre pas, murmura Tom. On est trop près du dôme, il ne faut pas risquer une bagarre. »

 

Dix mille ans plus tôt, à l’aune de l’ontosphère, les démons avaient été emprisonnés dans le puits.

Ils avaient intégré aux gènes de leurs avatars terrestres des codes dangereux, mais les animaux ne représentaient une menace directe pour les Archives que possédés par la psivie. Guilford avait combattu cette dernière en tant que dieu, aussi invisible et puissant que le vent.

Les psions émergeraient de leur prison revêtus des mêmes enveloppes colossales, et les possédés humains entourant le dôme étaient soumis à la même logique moniste ; leur corps cédait à une programmation génétique étrangère.

Plus tôt que les démons ne l’avaient cru. De nouvelles séquences de Turing avaient dérangé la belle ordonnance chronologique de leurs projets. L’ennemi se trouvait handicapé par sa propre métamorphose.

Mais cela ne servirait à rien si aucun germe de conscience n’emmenait d’esprit jusque dans les profondeurs du puits.

Guilford Law ressentait la peur du Guilford mortel ; après tout, elle était sienne. Cette faible réplique de lui-même, devenue par accident l’axe autour duquel tournait le monde, lui faisait pitié.

Courage, petit frère.

La pensée se réverbéra d’un Guilford à l’autre tel un rayon entre deux miroirs imparfaits.

 

Les possédés des démons, capables ou non de tenir un fusil, représentaient un danger mortel. Malgré ses blessures, Guilford avait conscience de l’incroyable quantité d’énergie dépensée pour le maintenir en vie.

À l’ouest, le bruit de l’artillerie s’était presque éteint. Les munitions s’épuisent. On va passer au corps à corps.

Le photographe avait eu de la cité une impression différente, cet hiver où Tom et Sullivan l’y avaient accompagné d’un pas lourd, où s’y étaient élevés des voix humaines et l’aboiement plaintif des serpents à fourrure, où la neige en avait adouci les arêtes. Les trois hommes, ignorants, s’étaient crus dans un monde sain, ordonné.

Guilford évoqua avec tristesse Sullivan, qui s’était efforcé de trouver un sens au miracle darwinien… lequel, après tout, n’était pas un miracle mais le fruit d’une technologie si monstrueusement avancée que nul être humain n’en pouvait trouver le sens ou en reconnaître la signature. Sullivan n’aurait pourtant pas plus que Preston Finch aimé ce monde des esprits. Il n’est tendre ni pour les sceptiques ni pour les fanatiques.

Le crachement d’armes de petit calibre retentit non loin de là. Tom, qui avait pris la tête, fit signe à Guilford de longer un mur de pierre foncée encroûté de mousse. Au ciel pur du soir avaient succédé des nuages de plomb désordonnés qui promettaient la pluie. Le corps ravagé du broussard luisait faiblement dans l’ombre – un peu comme la flamme d’une bougie. Ennuyeux pour se battre de nuit. Autant porter une pancarte, se dit Guilford. Achevez-moi. Je ne suis qu’à moitié mort.

Mais l’ennemi était tout aussi facile à repérer.

Une douzaine de créatures s’avançaient dans l’avenue silencieuse, quelques mètres plus loin. Guilford s’accroupit derrière des décombres pour les regarder passer. Leur dos noueux luisait tel du métal martelé, leur longue tête remuait avec indolence. Ces bipèdes grotesques offraient une parodie quasi volontaire des hommes qu’ils avaient cessé d’être. Des lambeaux de vêtements pendaient encore aux hanches et aux épaules osseuses de certains.

Ce qu’il restait de mortel en Guilford Law était au bord de la panique.

Toutefois, cette partie de lui ravala sa peur.

Il continua à avancer parmi les ruines comme il l’avait fait ce terrible hiver, près d’un demi-siècle plus tôt, se rapprochant du centre de la cité, le dôme du puits, bord bien réel du monde phénoménal.

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